Entretien avec Jean-François Samlong

à l’occasion de la parution de son roman : 

Danse sur un volcan 

Ibis Rouge Éditions, 2001

 

Julienne Salvat : JFSL, une fois de plus, on est frappé en lisant votre dernier roman par cette persistance, semble-t-il, à explorer un univers romanesque régi par le désordre : désordre corporel du ou des héros, désordre relationnel, désordre événementiel, et pardonnez-moi ce néologisme, élémentiel (éruption volcanique, cyclone, turbulences atmosphériques mortelles). Qu’est-ce qui, dans votre vécu, dans votre rapport à l’île, à son histoire et son actualité, justifie une telle mise en écriture si exacerbée de La Réunion ?

Jean-François Samlong : L’écrivain n’a pas à chercher une justification à la mise en écriture exacerbée ou non d’un pays, d’un paysage ou d’un personnage. Cette mise en scène de l’autre pris dans un espace-temps spécifique s’impose à moi. J’ai essayé d’écrire l’ordre, l’harmonie, la rencontre paisible entre le rêve et la réalité, mais c’était fade à en vomir. Je n’y peux rien, c’est comme ça. La réponse n’est pas tellement dans mon vécu comme dans le monde accidenté de l’enfance, et même de la première enfance : milieu social éclaté, absence de la mère, absence du père. Et aujourd’hui je me rends compte que toute l’affection que me portait ma grand-mère n’a pas suffi à panser la blessure, ni à colmater les brèches au niveau de l’inconscient, ni à remplir les longs silences, ni à faire taire la révolte. Finalement, ce sont ces blessures qui ont fait de moi l’écrivain que je suis. Il est clair que dans mes romans, je me dis plus que je ne dis le monde extérieur. Autre réponse, c’est que notre île est un désordre permanent sous un ordre apparent qui ne trompe plus personne : omniprésence du volcan, du cyclone, des soubresauts d’une société que Paul Vergès nomme « barbarie civilisée ». Ce qui me frappe, ce n’est pas la permanence du désordre : c’est que la société réunionnaise parvient à sauvegarder un certain calme dans un monde si tourmenté. Quant aux individus, comme les personnages des mes romans, ils sont beaucoup plus fragiles et sont emportés par la tempête, les laves, les larmes. En fond de toile du discours, il faut peut-être retenir ceci : la cohésion sociale et la solidarité sont la clé de l’avenir. Ce n’est pas nouveau. Mais il n’y a rien de nouveau ici bas. C’est la solitude qui tue mes personnages. C’est l’image de Dane qui, debout sur un tas de scories, agite un tee-shirt sur lequel est imprimé « Jésus t’aime ».

Julienne Salvat : Il est évident que les paysages que vous peignez en crise à l’arrière-plan de l’intrigue sont avant tout métaphores de crises intérieures. Les titres de vos livres en donnent d’ailleurs le signal. Ainsi, dans ce dernier roman, vous marquez souvent l’imbrication étroite de la tourmente extérieure et la « maladie » du personnage (Danièle). Par exemple, cette phrase révélatrice : « Le volcan saigne ». Devons-nous penser que votre œuvre se veut elle-même métaphore de l’âme réunionnaise ?

Jean-François Samlong : A mon avis, il ne faut considérer l’œuvre que pour elle-même. Est-elle métaphore de l’âme réunionnaise ? Je n’en sais rien, d’autant plus que j’ignore quelle peut être l’âme réunionnaise. L’œuvre n’est métaphore que d’elle-même, c’est-à-dire d’un discours qui renvoie à la réalité de l’écriture qui est désir d’un monde un peu moins chaotique, un peu plus juste, un peu plus meilleur. C’est purement illusoire quand on considère l’histoire de la planète, mais en même temps on sent qu’il existe également quelque part un monde de paix et de sagesse. Où ? La réponse m’échappe dans la mesure où j’appartiens au monde du chaos. La métaphore « le volcan saigne », à travers le cliché, montre à quel point les mots sont impuissants à changer le monde. La vérité : si je n’écris pas je saigne, j’explose, je meurs à petit feu ; en écrivant, j’ai l’impression d’écarter la fatalité de ma route.

Julienne Salvat : L’autre analogie avec vos trois derniers romans, La Nuit cyclone, L’Arbre de violence, Danse sur un volcan, réside dans une composition récurrente : d’un lieu carcéral (prison, avion, hôpital ou asile), le narrateur se livre à une rétrospective de sa vie et surtout de la crise qui a abouti à son enfermement, la libération prochaine ne pouvant déboucher en fait que sur la folie ou la mort. Pourquoi cette structure narrative presque immuable ?

Jean-François Samlong : Parce que vous venez de décrire de façon précise la structure immuable de la vie elle-même. Plongée de l’âme (je suis conscient de…) dans le corps qui est une prison au sein de laquelle l’âme doit poursuivre son évolution. Quel est l’aboutissement de cette évolution ? La mort. Puis la résurrection de la chair pour les croyants. Puis une nouvelle plongée dans le monde pour ceux qui croient en la doctrine de la réincarnation. Pour d’autres c’est même l’enfer. Et ainsi de suite… Il est étonnant de constater que l’individu enfermé dans son corps passe beaucoup de temps à revenir sur ce qui a été (le passé), et passe peu de temps à se projeter vers ce qui sera (l’avenir). Il me semble que le seul moment où il s’intéresse d’un peu plus près à son avenir immédiat, c’est quand il dort. Une théorie qui reste à vérifier. En tout cas, la science de l’interprétation des rêves repose sur cette hypothèse. Pour revenir à mon personnage, Dane, il est important pour elle de revenir sur ce qui a été, car elle n’a jamais voulu vivre ce qu’elle a vécu. Elle ne comprend donc pas ce qui lui arrive. Elle ne veut qu’une chose : cesser de souffrir. Qui mettra fin à son calvaire ? Qui a vraiment décidé de vivre ce qu’il vit ou ce qu’il a vécu ?

Julienne Salvat : On peut observer dans ce dernier roman un changement sensible de votre style : votre écriture d’avant se voulait à la fois poétique, lyrique même, on vous sentait « embarqué » dans l’aventure que vous racontiez, et d’autre part, soucieux de créer, à la manière des romanciers antillais, une langue où le créole s’injecte dans la syntaxe du français littéraire, un vocabulaire truffé de termes qui renvoient à la réalité réunionnaise. Aujourd’hui, vous semblez avoir fait le choix d’une écriture minimale, et derrière la narratrice de Danse sur un volcan, on devine la présence d’un auteur plus distancié par rapport à ce qu’il écrit. Par quel cheminement avez-vous abouti à cette transformation ?

Jean-François Samlong : Transformation, non. Nouvelle aventure de l’écriture, oui. En fait j’ai réagi par rapport à certains (dont mes proches) qui m’ont dit qu’ils ont abandonné la lecture de La Nuit cyclone et surtout de L’Arbre de violence dès les premiers chapitres. Avec Danse sur un volcan, le projet d’écriture a consisté à adopter un style sobre et efficace pour une lecture qui va droit à l’essentiel. Le défi : faire en sorte que le lecteur n’abandonne le livre qu’à la dernière page. Le nombre de livres que je feuillette et que je laisse sur les rayons de la librairie, c’est incroyable. A ce jour, quelques échos me laissent croire que j’ai réussi à relever le défi. J’attends confirmation. Cela dit, quelle que soit la réaction des lecteurs, je ne suis pas prêt à reproduire cette expérience. Donc, je suis loin de faire « à la manière de », fussent-ils des romanciers aussi talentueux que Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Raphaël Confiant, Maryse Condé, Gisèle Pineau…

Julienne Salvat : Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

Jean-François Samlong : Non. Je défends une certaine image de notre littérature qui a beaucoup évolué en une vingtaine d’années. Mon engagement consiste à encourager d’autres Réunionnais à s’engager sur les sentiers de l’écriture. Je défends également une certaine idée de l’identité réunionnaise fondée sur la langue créole, la tradition orale, l’histoire, la culture sans pour autant se hasarder sur le terrain glissant d’un rejet systématique des autres cultures et identités. Évoluer dans les avenues de la francophonie ne me gêne nullement ! Mieux, c’est stimulant sur le plan intellectuel.

Julienne Salvat : Comment peut-on situer votre œuvre par rapport à l’ensemble de la production romanesque à La Réunion, en prenant comme référence des auteurs, disons, tels Axel Gauvin, Daniel Honoré, Daniel Vaxelaire ?

Jean-François Samlong : Je crois que nous faisons tous partie d’un même paysage littéraire, chacun avec des objectifs et des styles différents. Vous avez cité trois romanciers (aucune femme ?) qui ont déjà écrit de beaux romans, et c’est déjà extraordinaire pour une île comme la nôtre. Je ne me situe pas par rapport à eux, je suis à leurs côtés, je les suis dans leur propre aventure. Chaque œuvre est une richesse par rapport à d’autres œuvres. Tant mieux pour le devenir de la littérature indocéanique qui n’est pas assez reconnue tant sur le plan régional que national. Il y a encore du chemin à faire. Que chacun dise ce qu’il a à dire !

Julienne Salvat : Question conventionnelle à laquelle vous n’êtes pas tenu de répondre ou à laquelle vous pouvez nous donner une réponse partielle : avez-vous des projets ?

Jean-François Samlong : Un écrivain qui n’a plus de projets est un écrivain mort. Cela ne veut pas dire qu’il doit écrire ou publier un livre chaque année. Il peut mûrir un projet au fond de lui-même en attendant le moment propice soit pour noircir la page blanche, soit pour éditer son manuscrit. Actuellement, je me situe sur les deux axes. Je travaille à la réécriture d’un roman qui a pour titre provisoire La Légende de Yaoune, et je réfléchis à l’écriture d’un essai sur le thème de la violence à l’école.

 

Propos recueillis par Julienne Salvat

Avril 2001

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