INTERVIEW DE JEAN-FRANÇOIS SAMLONG

POUR KORAIL OCÉAN INDIEN

(M. Yves Van Der Eecken)

 1) Vous venez de publier un nouveau roman aux éditions Ibis Rouge, «Danse sur un volcan», quel thème abordez-vous dans ce nouveau livre et pourquoi ?

JFSL : Je me suis intéressé une nouvelle fois au problème de l’inceste qui est un véritable fléau dans l’île. Il faut savoir que, lors de chaque audience du tribunal correctionnel, les magistrats ont à se prononcer sur des dossiers d’agression sexuelle sur mineure. La situation est grave. Je pense que la meilleure façon de freiner ces actes de violence inqualifiables, c’est d’en parler, d’en débattre, de faire en sorte que le sujet ne soit plus tabou. Mais attention ! Mon discours relève d’une mise en scène romanesque de l’inceste, et non d’une analyse sociologique. Certains de mes propos sont sans fard parce que j’ai voulu cerner cette forme de violence jusque dans les mots qui ne réussissent pas toujours à décrire les maux dont souffrent les victimes de l’agression sexuelle. L’agression elle-même porte le poids de l’interdit, de la perversité, de la mauvaise conscience liée au sentiment de culpabilité.

2) Vous aviez déjà traité du thème de la violence dans «L'arbre de violence". La Réunion est-elle terre de violence ?

JFSL : Depuis le peuplement de l’île, l’histoire de La Réunion donne à réfléchir, notamment avec la période esclavagiste, le marronnage, l’engagisme qui n’a pris fin que dans les années 30. En réalité, ce n’est pas tellement les manifestations de cette violence qui posent problème (il est des drames plus terrifiants dans d’autres pays du monde, par exemple le massacre de la famille royale au Népal), mais notre incapacité à gérer cette violence, à la canaliser, à l’exprimer autrement, à la sublimer. Je reste persuadé que, de par son histoire, le Réunionnais porte en lui une grande violence qu’il retourne en permanence contre lui-même. Comme s’il payait une dette à cette terre volcanique. Pourquoi ? Je n’en sais rien. L’inceste illustre parfaitement ce propos. On mange la chair de sa propre chair, ouvrant ainsi les portes de l’autodestruction. Bien sûr, l’inceste n’existe pas qu’à La Réunion, mais sur ce petit caillou tout paraît disproportionné : le nombre de chômeurs, de Rmistes, de voitures…

 3) Un débat avec Paul Vergès, Président du Parti Communiste Réunionnais a donné lieu à un livre, «L'île Souffrance». Peut-on dire que vous êtes un auteur engagé ?

JFSL : Je ne sais plus trop ce que signifie aujourd’hui le mot « engagé ». Disons que je me sens directement concerné par nos problèmes de société : le chômage, la société de consommation à outrance, la montée de la violence et de la délinquance juvénile, l’angoisse d’une jeunesse sans avenir, la mondialisation de l’économie, et plus que tout l’incapacité des Réunionnais à travailler dans le même sens. Chacun fait ce qu’il a à faire (souvent il le fait bien) de façon isolée. Nous sommes un peuple divisé parce que nous reproduisons chaque jour les fractures sociales héritées de l’époque coloniale. J’ai l’impression que nous sommes encore dans le passé, et bientôt (si nous ne réagissons pas vite) nous serons ce peuple dépassé par sa propre histoire. Un peuple sans histoire. C’est le drame que vit mon héroïne qui ne parvient pas à faire le deuil de sa souffrance d’hier. Dès lors, l’avenir est sans issue pour elle. La violence déborde de tous côtés et l’emporte sans qu’elle n’ait eu le temps de connaître un instant de paix intérieure. A quelle période de son histoire La Réunion a-t-elle connu cette paix ? Mon débat avec Paul Vergès a été un grand moment dans mon parcours, une occasion ratée de sortir de l’île souffrance pour les raisons mentionnées ci-dessus. Je dois admettre que Paul Vergès est le seul homme politique qui a accepté de débattre en public avec l’écrivain que je suis, et je l’en remercie

 4) Depuis des années, au sein de l'UDIR, vous vous êtes impliqué dans la diffusion de la littérature réunionnaise. Pourquoi cette démarche ?

JFSL : Mon engagement au sein de l’Udir date de 1978, et plus de vingt ans après, avec mon équipe, nous développons des actions d’édition, de promotion, d’animation avec le même enthousiasme. Parce que j’aime cette île, j’aime ce peuple avec ses qualités et ses défauts, j’aime notre histoire avec ses plages d’esclavage et de liberté, j’aime notre culture métissée, j’aime notre langue créole. Et puis je crois qu’il est important de donner la parole à ceux qui ont des choses à dire et que les Réunionnais doivent dire ce qu’ils ont à dire. Trop souvent, la peur les fait taire. Raison pour laquelle je me suis pleinement engagé dans le développement des langues et cultures régionales. Il faut chercher l’âme réunionnaise dans la littérature, le théâtre, la musique, la peinture… Le courage est là où il y a création, innovation qui consolide notre identité et enrichit nos différences sans perdre de vue ce qui nous unit !

 5) Depuis quelque temps, vous animez, avec d'autres écrivains, une émission télévisée Karoliv. C'est important une émission littéraire ?

JFSL : Une émission littéraire n’est importante que si elle correspond à l’attente des Réunionnais. C’est le cas de Karoliv qui donne la parole aux écrivains tout en montrant que notre littérature est vivante. Nous avons aussi une histoire littéraire des plus riches, écrite en français et en créole. Ce que nous voulons, c’est que le Réunionnais soit fier de sa culture, de ce qu’il est aujourd’hui, et qu’il travaille déjà à ce qu’il sera demain. Heureusement que les Collectivités locales (Conseil Général, Conseil Régional, DRAC) nous aident à faire avancer cette idée fondamentale. Tout le monde est d’accord pour dire aujourd’hui que sans le concours des hommes politiques, toute action novatrice serait réduite à zéro.

 6) Il existe peu, dans le domaine de la littérature, si ce n’est à travers les prix littéraires, d’actions de coopération régionale. Comment susciter une véritable coopération régionale ?

JFSL : Une véritable coopération régionale passe par la rencontre, les échanges d’idées, le désir des hommes des pays concernés de s’investir dans un projet de « vivre ensemble ». Comme pour la C.O.I., il ne faut pas brûler les étapes, sinon les actions meurent d’elles-mêmes dans l’indifférence. Dans un premier temps, je crois qu’il faut repérer ce que j’appelle les « hommes relais », les porteurs d’idées ; ensuite, les amener à se rencontrer régulièrement pour élaborer un projet de développement culturel ambitieux pour la Région de l’océan Indien : émission télévisée, magazine, conditions de diffusion de la culture, prix littéraires, maison des écrivains, stratégies de promotion des cultures de l’océan Indien dans les pays francophones et créolophones. Tout ceci a un coût qu’on peut chiffrer. Si dès le départ les Collectivités ne suivent pas sur le plan financier, il est inutile de secouer le cocotier !

7) Alors que se tient l'Université de la Communication de l'Océan Indien, peut-on dire que le livre est menacé par les N.T.I.C. ?

JFSL : Je ne le crois pas. J’ai lu quelques documents à ce propos qui ne m’ont pas convaincu, de la même façon que l’écrivain ne sera tenté de mettre son manuscrit sur Internet que s’il ne trouve pas d’éditeur, ou alors il le fera à titre expérimental. Mais dès qu’il le pourra, il reviendra au livre qui séduit autant par son contenu (le savoir) que par la place qu’il occupe sur le plan symbolique (l’imaginaire). Le livre, c’est une présence. Je pense qu’il aura toujours sa place, rien que sa place, dans le monde de la transmission des connaissances. Mais tout ce qui est nouveau fait peur. N’a-t-on pas dit aussi que la télévision, le cinéma allaient tuer le livre ? Or, on constate aujourd’hui qu’il y a une réelle complicité entre le monde du livre et celui de l’image. Le livre disparaîtra quand il ne représentera plus rien sur le plan économique et symbolique. Le problème est le suivant : comme il y a de plus en plus de gens qui écrivent, les maisons d’édition recevront de plus en plus de manuscrits (entre 8 à 10 000 manuscrits expédiés par an chez Gallimard, Grasset, Le Seuil…), mais peu de textes seront édités. L’édition « virtuelle » devient alors une solution intéressante.

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